Henri Verneuil contre la Nouvelle Vague

On le sait, parmi les victimes des jeunes loups de la Nouvelle vague, Henri Verneuil cristallisa durant très longtemps cette “certaine tendance du cinéma” chère à Truffaut. A l’occasion de la programmation de Un Singe en Hiver au Publicis Cinémas, je me suis demandé ce que la revue avait écrit à propos de Un Singe en Hiver. Or, si l’on se fie aux annexes des fac similés de l’année 1962, rien sur Verneuil n’est mentionné sur le cinéaste. Une erreur fréquente, puisque ces annexes s’avèrent particulièrement incomplètes, et qui malheureusement n’a pas été corrigé par les bases de données de la Bibliothèque du Film.

#19-couv-librairie.indd

C’est donc dans le numéro 133 (juillet 1962) des Cahiers du cinéma que l’on découvre une critique pour le moins lapidaire du film en deux lignes :

“Festival de gros malins qui ne le sont même pas assez pour exploiter convenablement ce qui constituait à l’origine un assez bon sujet.”

Expulsé à la va-vite, ma recherche pourrait s’arrêter ici si dans le numéro 138, paru en décembre de cette même année et consacré à la Nouvelle vague, François Truffaut revient sur le film dans une interview. Extrait :

  • On dit couramment que la crise actuelle est celle du jeune cinéma.

  • C’est exact. Il est non moins exact qu’elle est au moins autant celle de l’ancien cinéma. C’est une crise absolument générale. Quant à dire que c’est la défaite, la fin de la Nouvelle Vague, c’est absolument faux.

Ainsi les producteurs les plus “nouvelle vague” de paris, Braunberger et Beauregard, continuent leurs affaires. Inversement, nous assistons maintenant à des choses étranges : fermeture prochaine de la plus grosse maison française, Cinédis, distributrice des gros morceaux, restriction de personnel chez Pathé, accord Gaumont-M.G.M., assoupissement de Cocinor… On murmure que Jean-Paul Guibert est découragé ; or, il est le producteur de tous les Gabin.

Il est évident que lorsque Guibert perd cent ou cent-cinquante millions (sic) sur Le bateau d’Emile, cela représente à peu près les pertes de Beauregard sur les trois ou quatre films de sa maison qui ont peu marché.

Ce qui est injuste c’est qu’on ne parle jamais dans la grande presse de l’échec de certains films comme Le Président, Le bateau d’Emile ou Un Singe en hiver. On donne l’impression, au contraire, grâce à la publicité, que ce sont des succès. De même pour La Fayette, lui aussi un des plus grands désastres de ces dernières années. Il a perdu environ six cent millions : à peu près la moitié du devis du film. ce sont là des choses très importantes, et si on ne les dit pas aux Cahiers, je ne vois pas où on pourrait les dire ailleurs.

Problème : si il ne nous est pas possible de comparer les coûts des films et leurs hypothétiques pertes, il nous est possible grâce au CNC de vérifier les entrées de ces films. Or, pour Le Bateau d’Emile de Denys de La Patellière, cette co-production franco-italienne parfois titré Le Homard flambé a tout de même réalisé 1 412 348 entrées. Certes, le film est loin d’être un immense succès (et même si il possède des fans comme le camarade Philippe Lombard, demeure objectivement une très faible adaptation d’un roman de Simenon), mais il  apparaît à la 43ème place du box office hexagonal de cette année-là, ce qui n’est pas déshonorant.

Et quid de Un Singe en hiver ? Il réalisera cette année-là 2 023 031 entrées, et finira à la quinzième place des meilleures entrées de cette année-là, dominée par Le Jour le plus long (8 863 308 entrées), La Guerre des boutons de Yves Robert (6 148 763 entrées)… et La Fayette de Jean Dréville, cité plus haut, qui finira cette année-là à 3 291 759 entrées.

Pourtant, même si Verneuil n’était pas apprécié par les journalistes de la revue, il est toujours passionnant de souligner les nuances que l’image d’Epinal populaire tente d’oublier au profit d’un consensus pas réellement exact. Tout d’abord, il faut noter que Des Gens sans importance, peut-être un des meilleurs films du cinéaste, fit l’objet d’une critique très élogieuse de la part de la revue dans son numéro 57 de mars 1956, et titré “Mais non sans intérêt.” Extraits choisis :

“Le plus grand mérite de ce film est sa sincérité. Bien qu’il traite un sujet fidèle à l’optique populiste issue du réalisme d’avant guerre, dont le cinéma français ne peut décidément pas se débarrasser, il ne tombe pas dans la noirceur conventionnelle ou le social académique qui, de Yves Allégret à Jean Delannoy en passant par Ralph Habib ou Jean-Paul le Chanois ont prétendu, par une “tranche de vie”, restituer le visage quotidien. François Boyer et Henri Verneuil ne méprisent ni leurs personnages ni le public. (…) On ne peut parler de révélation mais Henri Verneuil ne nous a pas habitué à cette conscience, à cette espèce d’objectivité dans la peinture d’un milieu qui devient par moment un univers (et cela aussi est extrêmement rare dans le cinéma français actuel).”

Ensuite, en 1960, Henri Verneuil réalise après son immense succès la Vache et le prisonnier L’Affaire d’une nuit, un film à budget très modeste fortement influencé par l’esthétique de A Bout de souffle. Dialogué par Jeanson, grand amateur du film de Godard (“C’est un film dont je suis jaloux.” rapporte le journaliste des Cahiers dans cet article), les accointances entre les deux films sont perçues comme un crime de lèse-majesté autant qu’une victoire de la Nouvelle Vague sur le cinéma hexagonal d’exploitation.

“Je ne croyais pas qu’il (Jeanson) en était jaloux à ce point. Aidé par l’inévitable Aurenche et par le malléable Verneuil, il a essayé d’embourgeoiser Belmondo pour l’introduire plus facilement dans la tradition de la qualité. Rien n’y manque, les monologues intérieurs qui prennent à parti les comparses, (…), les paris que l’on se fait à soi-même (…), les références très discrètes à la guerre d’Algérie, etc… La photo de Robert Lefebvre s’efforce naïvement de faire nouvelle vague et, en extérieur, ne rate aucun regard de passant dans l’objectif. (…) Inutile d’ajouter que ce film n’a satisfait ni les amateurs d’Adorables créatures ni ceux de Charlotte et véronique.“

Ce qui est certain, et l’auteur de l’article le souligne bien, c’est que Verneuil avec ce film s’est essayé à un style plus dans l’ère du temps, et esthétiquement il est indéniable qu’il s’est nourri des travaux de cet ennemi longtemps acharné. Comme le montre aussi Michel Audiard, autre cible privilégié de la revue, qui collaborera avec Jean-Luc Godard à l’adaptation avortée de Voyage au bout de la nuit (cf. Schnock numéro 13), il faut avouer que les deux chapelles possèdent donc bien des passerelles et des souterrains qui les relient…

Un Singe en hiver de Henri Verneuil sera projeté au Publicis Cinémas le 13 décembre 2016 à 20 heures dans le cadre de la troisième soirée Schnock fait son cinéma. De plus, le 17  décembre seront diffusés le magnifique à 13H15 et Peur sur la ville à 15H15. Plus de renseignement ici.

Source : Cahiers du cinéma fac similé Tome VI, X et XII // Fascicule du CNC sur le box-office de 1962

Un commentaire Ajouter un commentaire

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.